Monument aux morts (1899)
Inauguré en 1899, dans la 4ème division, ce monument œuvre du sculpteur Paul Albert Bartholomé fit scandale en raison de la nudité des personnages représentés : un couple se présente au seuil de l’autre vie précédant l’humanité souffrante. Cette belle sculpture masque l’entrée de l’ossuaire aménagé sous la colline, et qui reçoit les restes des défunts exhumés des concessions perpétuelles abandonnées et reprises par l’administration. Il se compose de plusieurs salles qui reçoivent des cercueils de taille réduite et empilés les uns sur les autres. Quand une salle est pleine, elle est murée. Ce ne sont pas seulement les reprises du Père Lachaise, mais aussi celles d’autres cimetières parisiens. La tombe du sculpteur Bartholomé se trouve en face du monument dans une sépulture de style médiéval, avec un gisant.
Extrait (du Figaro 31 octobre 1899, « Un Monument« , article d’Arsène Alexandre) :
« Le jour de la Toussaint, en cette année 1899, sera marqué, à Paris, d’un événement tout à fait surprenant et inusité. Une des œuvres d’art les plus saisissantes et les plus grandioses qu’ait produites l’école française depuis nombre d’années sera livrée à l’étonnement et aux silencieuses méditations, d’un immense public, sans avoir été amoindrie par ces ridicules cérémonies officielles qu’on appelle une inauguration. C’est du Monument aux Morts qu’il s’agit, du monument que M. Albert Bartholomé vient de terminer au Père Lachaise. Cet ensemble capital s’élève à l’entrée même du champ de repos, au milieu et vers le haut de l’immense avenue centrale.
La blancheur caressante de la pierre se combine harmonieusement avec les arbres touffus et les massifs verdoyants. Un spectacle de beauté surgit et domine, s’offrant aux yeux des vivants qui viennent accompagner leurs disparus ou prier près de leur tombe. Fait dans le silence et pour le silence, ce monument n’aura pas entendu s’égrener à ses pieds la banalité des discours de circonstance. Seuls, les chuchotements des passants commenteront ces images tendres et tristes. Les êtres simples regarderont et comprendront bien mieux. Ils vont par centaines de mille, pendant les deux journées pieuses, déferler, vague pensante, au pied de cette falaise d’art; et l’inauguration sera faite.
Quant à l’artiste, après avoir signé son œuvre, il s’éloigne (peut-être en soupirant) et il se replonge dans l’ombre et dans le labeur. Voici l’ordonnance et la signification de ce beau Monument aux Morts. Sur les deux ailes de pierre, toutes nues et toutes blanches, se développe une double théorie de gens accablés. Les âges et les sentiments les plus divers s’y rencontrent personnifiés. Une fillette à genoux joint les mains et prie, avec une expression d’effroi. De jeunes femmes sont prostrées et sanglotent. Des hommes, plus maîtres d’eux mais non moins émus, s’efforcent à les consoler; un pourtant, debout, la tête dans ses mains, ne peut vaincre son désespoir. Une mère, échevelée, oublie un instant, sous le chagrin qui la courbe, l’enfant qu’elle porte dans ses bras; une jeune fille envoie un long et profond baiser au Souvenir, déjà lointain.
Cependant que ces vivants se lamentent ou s’étonnent, en dessous d’eux une figure toute de tendresse et de lumière soulève la dalle qui, dans le caveau, recouvrait trois gisants l’Homme, la Femme, l’Enfant. Et voici qu’au-dessus de cette tombe rouverte par la mystérieuse et compatissante Inconnue, l’homme et la femme, ressuscités, rajeunis, s’appuyant l’un sur l’autre, la démarche un peu lassée par l’accablement d’un si long sommeil, mais déjà pleine d’ardeur et de confiance, s’enfoncent, entre les deux haies de pleureurs et pleureuses, par une porte béante sur l’Inexpliqué. Elle conduit, en apparence, à de souterraines ténèbres, cette porte énigmatique. Mais nous sommes pleins de la certitude qu’elle est le passage des ténèbres à quelque resplendissante lumière. Telle est, à grands traits, la composition longuement cherchée, patiemment réalisée par Bartholomé.
Près de vingt figures, de dimensions surhumaines, prennent part à tout ce drame humain, qui se déroule dans le cadre le plus sévère, le plus uni. Point de grands mouvements, point de conventions ni d’allégories. Rien que des gestes simples et vrais, rien qu’une exécution calme, patiente, qui a tout donné au sentiment, rien à la virtuosité. C’est un poème de douleur humaine, d’anxiété et de consolation, conté de la façon la plus générale, et d’autant plus éloquent par l’effacement et l’abnégation. De même que ce monument n’aura été l’objet d’aucune cérémonie, il n’a aucune destination. Il est là pour l’ornement, pour l’apaisement de la pensée, pour le plaisir mélancolique des yeux brûlés de larmes, ou bien envahis par les images vagues des peines passées.
Il est bon que l’on sache quelle somme d’efforts représente le monument de Bartholomé, qui continue ainsi la solennelle et antique tradition. L’enseignement que ces détails contiennent est trop haut pour être caché au public. Le sculpteur a travaillé à cela depuis plus de douze ans, et c’est dans un déchirement de son propre cœur qu’il trouva l’occasion d’imposer une pareille épreuve à sa volonté. Bartholomé avait jusque-là fait de la peinture sa principale occupation d’art. Ses tableaux, d’observation humaine tantôt robuste, tantôt tendre et enjouée, avaient été remarqués aux expositions notamment par Huysmans. Il est le peintre des vieux vagabonds, des mille et un aventuriers de Paris, et aussi des fillettes qui, dans les « cours de récréation », jouent à cache-cache et au furet.
Un jour, lorsque la sculpture l’a possédé tout entier, il fit un gros colis de la plus grande partie de son œuvre de peintre il emmena cela hors de Paris et brûla le tout en pleins champs. Que cette indiscrétion soit commise ici pour le punir. Je ne crois pas qu’un artiste ait le droit absolu de détruire tout l’ouvrage de ses mains, une fois accompli. Pendant le travail, il peut et doit effacer beaucoup ; après, il n’est pas sûr que cela lui appartienne. Ce monument ne surgit pas tout d’un jet de sa pensée. Ces vingt figures en représentent au moins une centaine, qui se rattachent plus ou- moins directement à elles, les poursuivent, les serrent peu à peu de plus près, ou bien en découlent. Plusieurs furent exposées séparément, surtout aux Salons du Champ-de-Mars.
Patiemment, elles s’ajoutaient les unes aux autres, s’arrangeaient dans les groupes, reperdaient, regagnaient leur place, toujours avec quelque nouvel et plus parfait accent. Or, ces douze années de travail, il faut les dénombrer au pied de la lettre elles représentent, presque sans vacances et repos d’aucune sorte, près de quatre mille quatre cents journées de douze à quatorze heures, parfois plus, car l’artiste a souvent travaillé à la lampe, dans le profond et amical silence des nuits. Jusqu’à ces derniers temps, ce travail affecta des formes d’acharnement que l’on ne soupçonnerait pas : il n’y a pas quatre ans que cet homme couche dans un lit. Avant, il s’est habitué à se contenter de cinq à six heures de sommeil dans un fauteuil. Cet ascète, dur à lui-même autant que ceux des légendes, montrait dans le monde, lorsque par hasard il y allait, un visage souriant et satisfait, parlait d’une voix douce, lente, avec une espèce de bonne humeur triste, très aiguë, très parisienne, très informée, qui contrastait, de la façon la plus piquante, avec sa mine grave, un peu extatique, et sa longue barbe de moine.
Il sera d’ailleurs indigné qu’un journal donne tous ces détails frivoles. Lorsque l’œuvre fut, au prix de quelles veilles, bien et définitivement sur pied, complète, n’ayant plus de flottements, ni de trous, il fallut la réaliser matériellement, et c’est là peut-être que, contée tout au long, l’épopée d’une œuvre d’art atteindrait ses chapitres les plus palpitants. C’est Théophile Gautier, je crois, qui a écrit ceci « La terre glaise c’est la vie, le plâtre c’est la léthargie, le marbre c’est la résurrection. » Remplacez marbre par pierre, et vous aurez l’histoire du Monument. Bartholomé, après avoir été sculpteur, dut se faire carrier. Il alla explorer dans l’Est, en Bourgogne, ailleurs encore; que sais-je ?, les carrières où se trouveraient les plus beaux blocs et les plus propices, d’où devait se dégager chaque figure pour le moins doublée de grandeur. Lorsque chacune de ces énormes masses de pierre arrivait dans les ateliers, quels battements de cœur !
On ne sait pas ce qu’il y a de surprises douloureuses parfois dans ces cailloux colossaux. Souvent une statue est entièrement dégrossie, déjà poussée très avant, et voici qu’apparaît une tache irrémédiable, un filon de minerai, un trou que rien ne peut dissimuler ni boucher. Cela est arrivé à Bartholomé. Alors, bravement, on recommence. A quoi servirait de se plaindre, du moment qu’on doit marcher ? Ce sont des billets de mille francs qui s’envolent, et des journées de retard qui accourent. Pendant qu’il est sculpteur, tailleur de pierre, praticien, ingénieur, il devait encore se faire diplomate. Car ce n’est pas tout de bâtir, il faut encore conquérir une place pour ce qu’on a bâti, et c’est peut-être la partie la plus décourageante de la tâche. Avec son visage calme et sa parole douce, Bartholomé marchait en pleine folie: faire accepter de la Ville et de l’Etat une chose aussi importante, aussi neuve, aussi en dehors de toute convention et de tout « précédent», c’est bien là une pensée de somnambule.
Et de fait, il est allé droit devant lui avec le regard fixe et la démarche sûre de l’homme qui se promène dans la nuit sur les toits. Il forçait les portes des Bureaux, écartait les montagnes de paperasseries, déjouait comme inconsciemment les ruses et évitait les casse-cou. Que ne peut une pensée sans cesse repliée sur elle-même ? Où n’arrive pas l’homme qui ne regarde que le but ? Pourtant il y a eu de durs moments, des craintes de bien pénibles réveils. Un instant, il est question d’ériger le monument derrière le palais du Trocadéro ! Quand vous aurez vu cette œuvre, vous jugerez que c’est bien l’idée la plus saugrenue qui pût germer dans une cervelle de bureaucrate féroce ou délirant. Mais Bartholomé aurait plutôt fait sauter son travail et lui-même avec.
Un moment, désespéré, il songea à exposer son œuvre dans le nouveau monde, puisque le vieux n’avait plus la passion nécessaire pour apprécier un tel effort d’art. Je ne sais même pas, si un jour des propositions d’achat ne lui vinrent pas du Japon, et s’il n’est pas sur le point de les accepter. Enfin, comme il touchait presque le but, la maladie le terrassa, l’année dernière, et, pris à la gorge, l’artiste a l’affreuse vision que son œuvre disparaîtrait avec lui au moment d’arriver à terme. Le Monument aux Morts ne serait même pas le monument d’un mort. Tu ignores cela, passant, qui regarde avec une bienveillante indifférence les choses que des passionnés conçoivent et œuvrent pour te rendre plus heureux et meilleur. Tu ne connais pas les fièvres qui animèrent ces pierres, les plaintes héroïques que rythmèrent les coups de ciseau.
Mais il est bon qu’on te le dise, pour que tu aies de la reconnaissance envers ces grands monomanes que tu crois heureux, et que tu apprennes toi-même la nécessité et la beauté de l’effort. Voilà trois ans maintenant que les travaux commencèrent au Père Lachaise. Trois ans pendant lesquels l’artiste et ses aides peinaient silencieusement par tous les temps, au milieu de l’immense paix des morts et du murmure des vivants. Les seules récompenses de Bartholomé, pendant ces trois années, où se multiplièrent encore les contretemps, les déceptions, les soucis, c’est de jeter parfois, des fenêtres de sa baraque, un regard sur le magnifique océan de Paris qui s’étale tout en bas, et le soir se couche dans des draps de pourpre dorée.
C’est aussi de redescendre, solitaire, cette étonnante rue de la Roquette, dont seuls les rêveurs et les flâneurs passionnés soupçonnent la robuste beauté; à l’heure où le flot des ouvriers remonte, la journée finie. Pendant ces trois années qui lui ont procuré d’intenses émotions, de suprêmes joies qui le payent de tous ses sacrifices, Bartholomé a vu grandir des enfants : les mères du quartier viennent allaiter leurs poupons sur les bancs ; c’est le square, la promenade familière de par là-bas Des nouveau-nés bégayants sont devenus sous ses yeux des enfants qui parlent et courent, et que le Monument aux Morts domine de sa blanche et paisible attente. Le gardien du cimetière lui a, dit ce mot, qui est tout un monde. C’est vrai, ce qu’on dit, que vous allez nous quitter. »
Sources : Journal « Le Figaro » 31/10/1889. Date de création : 2005-11-02.