Qui mieux que Paul Dukas, peut nous parler de lui? Cet article reprend l’autobiographie qu’il avait écrit pour Georges Humbert, le 9 avril 1899, pour compléter le «Dictionnaire de musique» d’Hugo Riemann. (Régis Dufour Forrestier)
« Je suis né à Paris le 1er octobre 1865. Naturellement, je n’étais pas destiné à faire de la musique. C’est seulement vers ma quatorzième année que je commençais à manifester quelques dispositions sérieuses. J’avais appris à pianoter comme tout le monde. C’est spontanément que, pendant une maladie, je mis en musique une strophe d’un chœur d’Esther de Racine. Je ne savais rien et comme je ne montrais de goût pour rien en dehors de la musique. On résolut donc de me la faire apprendre.
J’appris seul le solfège, tout en continuant à composer en cachette, car on me l’avait défendu (!) et en 1882 je crois, ou fin 1881, Th. Dubois m’admit comme auditeur libre dans la classe d’harmonie. Je fus un assez mauvais élève, ayant l’esprit porté à prendre le contre-pied d’un enseignement qui me semblait tout empirique. Dubois en conclut qu’il s’est trompé sur mon compte et je crois qu’il me considéra toujours comme un garçon subversif.
Toujours est-il que, ne mettant jamais la «quarte et sixte» à l’endroit voulu, je pris part à deux concours sans résultat. Pendant ce temps, j’étais entré, pour satisfaire mon père, dans la classe de piano de Mathias. Bien qu’au bout d’un an on m’eût pris comme élève, je profitai aussi mal de son enseignement que celui de Dubois. Je ne fus jamais admis à concourir. Toutes mes idées, à ce moment, se tournaient vers la composition. Ainsi j’écrivis entre autres une ouverture du Roi Lear que j’allai bravement porter à Pasdeloup.
A ma grande joie, il m’en complimenta et me promit de l’essayer. Mais l’expérience n’eut pas lieu, grâce à mon inexpérience : à dix-sept ans, j’ignorais encore qu’il y eût encore des copistes. J’avais trouvé trop long le travail de récrire cet interminable morceau à tant d’exemplaires. L’année suivante, mieux instruit, je pus m’entendre à l’orchestre, grâce à un excellent homme que vous avez sans doute connu : Hugo de Senger.
Un de mes amis lui avait présenté une ouverture que j’avais écrite pour Goetz der Berlichingen et quelques mélodies. Il apprécia et poussa la bonté jusqu’à rassembler son orchestre, bien qu’on ne fût pas encore dans la saison, afin de me faire entendre ma musique. Ceci se passait à Genève en septembre 1884. Je quittai la Suisse enchanté de la façon dont mon orchestre «sonnait». Néanmoins je ne fus pas joué encore cette année-là.
J’entrai, à la rentrée des cours, dans la classe de Guiraud, qui m’apprend le contrepoint et la fugue. En 1886 je pris part au concours du Prix de Rome sans être admis à concourir d’essai non plus qu’en 1887, bien que j’eusse obtenu le premier prix de fugue un mois après le premier de ces concours d’essai. J’attribue le second de mes échecs auprès de l’Institut au voyage de Bayreuth que je fis en 1886. C’est alors très mal porté.
En 1888, admis enfin à concourir, j’obtins le second Grand Prix à l’unanimité avec une cantate intitulée Velléda. C’est Erlanger qui a le premier à une voix de majorité, après plusieurs tours de scrutin où nous eûmes le même nombre de suffrages. L’année suivante, pour me dédommager de mes déboires, on ne me donna pas de prix du tout : Gounod se mit en quatre pour m’empêcher de l’obtenir et me prodigua en revanche tous les conseille et les meilleures consolations.
Saint-Saëns, au contraire, prend parti pour moi et m’engagea à persister. Il s’agissait cette année-là d’une Semelée. Ne me sentant pas d’humeur à concourir plus longtemps, je tirai ma révérence à l’Institut. Je partis pour le régiment où je me livrai à des occupations très antimusicales de 1889 à la fin de 90. Je me remis au travail en 1891. En janvier 1892, Lamoureux acceptait et faisait entendre une ouverture de Polyeucte.
La même année, je terminai le poème d’un drame lyrique en trois actes Horn et Rimenbild. Mais je n’en poussai pas la musique plus loin que le premier acte. En 1895, Saint-Saëns me choisit pour mettre au point les esquisses de la Frénégonde de Guiraud dont il écrivit les 5e et 4e actes. J’orchestrai les trois premiers. L’ouvrage a huit ou neuf représentations.
En 1897, je donnai à l’Opéra une symphonie en trois parties, fortement discutée. La même année (en mai), j’ai conduit à la Société Nationale la première exécution d’un poème symphonique : l’Apprenti Sorcier, d’après Goethe. Je travaille présentement à une sonate de piano qui sera certainement finie au moment où paraîtra le supplément que vous préparez pour le dictionnaire de Riemann, et à un drame lyrique en quatre actes L’Arbre de Science. J’ai écrit également, en assez grand nombre, des mélodies et des chœurs, mais tout cela est et doit rester inédit.
Je suis critique musical à la Gazette des Beaux-Arts et à la Revue hebdomadaire. J’ai fait partie à deux reprises du comité de la Société Nationale. Je prends part au travail de révision des œuvres de Rameau pour la grande édition de Durand : c’est moi qui travaille sur les Indes Galantes. Pour clore des notes trop longues, mais dont vous aurez extrait l’essentiel, je tiens à vous faire part de l’admiration que j’éprouve pour H. Riemann.
Ses ouvrages théoriques me sont familiers et je tiens sa découverte de la réduction de toutes harmonie à l’une des trois fonctions T, S, D, pour franchement géniale. C’est en théorie, à mon sens, le fait le plus important qui se soit produit depuis Rameau. Croyez Monsieur, à mes sentiments de bonne confraternité artistique. Paul Dukas. »
Paul Abraham Dukas décède à Paris, le 17 mai 1935.
Pour écouter L’Apprenti sorcier
Sources : Revue Musicale de Lyon, n° 25 (7e année) du 27 mars 1910, pages 746-749. Date de création : 2007-02-01.